VII

« Tiens, Damand, tu joues en troisième équipe de Foot-ball, aujourd'hui ».

Je m'approchai du panneau où était inscrit la distribution des équipes... « Demi-centre : Damand »  « Je serai ton capitaine, poursuivit le grand de Montferrand, celui qui venait de me prévenir, tache de bien jouer. »

Enfin j'allais jouer, depuis trois semaines qu'on me cloîtrait au petit groupe, avec des moutards qui savaient à peine taper dans un ballon... Jouer avec les grands, c'était l'occasion unique de me faire accepter, - Je reviendrais, on me tiendrait par les bras en criant aux autres, « c'est lui qui a rentré le plus de but » - dans six mois j'aurais les couleurs. On me consulterait, comme je les avais entendu hier se concerter pour savoir quelle équipe on opposerait au racing... »

Depuis que j'étais à Verneuil tous les dimanches en attendant l'arrivée de ma mère, je regardais les matches de Foot-ball, caché dans un buisson pour qu'on ne me persécute pas... j'avais bien vu la tactique, entraîner le ballon loin du groupe, n'en avoir que peu contre soi et profiter d'une fente... Je jouais déjà, parlant tout haut, dans l'allée heureusement déserte... hourra ! criait-on autour de moi... il l'a, vas-y Damand, vas-y... tu l'avais... quel triomphe ! Oh ! Ils ne m'appelleraient plus l'inachevé... d'ailleurs, je ne sais pourquoi ce surnom était déjà en désuétude...

*

* *

Quel beau soleil. « Le terrain s'offre tout baigné de lumière, allons, Damand, me crie Montferrand, aie bien l'œil ». On va engager, un instant encore je regarde autour de moi, en face de moi la houle pacifique des collines, les vallées s'incurvent, débordantes de ciel... je sens en moi tout un triomphe. Un sifflet... C'est le jeu... Plus rien que le grand carré de soleil où nous courrons, et là-bas, le but, on sonne un corner... les collines ont disparu. Le ballon passe près de moi, je cours... perte de toute conscience, il n'y a plus que le ballon, il passe, il vient, l'attraperai-je jamais, je le prends, je le pousse entre mes jambes, il disparaît, il est là-bas – courir – l'avoir... le ballon... les pas des poursuivants derrière moi... me retourner ralentirait.. ; un shot... un sifflet... Est-ce un but ou une sortie... « Bravo, me crie Montferrand, mais reste plus à ta place. »

Une heure de course, quintessence du ballon – sauts, courses, sifflets, - suspension de la vie... une sortie... un sifflet... une seconde le rideau d'arbres se reforme. De nouveau c'est le jeu, il exclut tout... le ballon...

Encore un sifflet : la mi-temps. « Comment quarante minutes que nous jouons » « Mais oui, me répond Montferrand, repose-toi, tu es vert. Je m'étends de tout mon long. Sous mes bras nus l'herbe, la terre... tout ce qui reste de sève par cette fin d'automne me pénètre... je sens en moi sourdre la vie et sur mes yeux l'immense ciel tourne au violet, l'or des cimes... le soir je rentrerai, ils me tiendront par le bras...

Un nouveau sifflet : engagement. Le ballon passe en sifflant près de moi... un instant encore je suis hors jeu. Je regarde autour de moi, le ballon. « A toi, Damand, je fonce, plus rien que le but, je pousse le ballon, Lange un adversaire me tient serré, nous courrons côte à côte  sur les bords du champs, je m'écroule, le grand gars lève les bras. Un sifflet... une heure de lutte, sans comprendre, il n'y a plus que le ballon, courir, l'arrêter, le pousser. C'est un vertige, une obsession. Un sifflet, c'est fini...

Je parcours l'horizon, les feuilles plus rares se dessinent une à une dans la lumière précise... à chaque regard un point d'ombre. La forêt entière scintille de rayons d'or, qu'un point d'ombre souligne... J'halète, autour de moi la plaine oscille un peu... je voudrais m'étendre, non, je me raidis pour le triomphe attendu... Montferrand me tape sur l'épaule « Tu as des dispositions, tu feras peut-être un bon joueur ».

Je noue les bras de mon chandail autour de mon cou et je rentre seul par le bois soudain ternis... est-ce bien là ce triomphe ?

Pourtant je ne pleurerai pas ce soir... ce n'est pas le triomphe, mais peut-être un jour gagnerai-je un grand match pour l'école, ce n'est qu'une question de temps. « Tu as des dispositions » m'a dit Guy de Montferrand.. Peut-être qu'un jour je reviendrai comme j'ai vu revenir de Marcilly et Bringuier, porté par mes camarades.

On m'interpelle, c'est justement Marcilly. J'arrive tout heureux, il va me féliciter « Toi tu sais, me dit-il, si tu continues de poser sur les cours et de vouloir la faire au grand jour, je me charge de te démolir »

Je ne sais ce que je bredouille, cela ressemble à des excuses... cette fois-ci je ne comprends plus, quel est ce parti pris... ce mensonge… tout n'est-il que mensonge, autour de moi qu'une duperie.

Le paysage soudain se déforme... je pleurerai encore ce soir.